La sophistication
Il est dangereux de chercher à écrire un livre trop intelligent
Bonjour XX,
J’ai lu vos deux textes et je suis aussi bluffé par ceux-là que par le précédent.
Quelle extraordinaire maîtrise de l’écriture ! Mais malgré l’admiration éperdue
que vous suscitez en moi, et au risque de devenir très agaçant par le chaud/froid
que je vous distille, je ne pense pas non plus pouvoir les publier. Il ne m’est
pas facile de justifier ce refus, étant donné la qualité littéraire exceptionnelle
de ces textes, mais je vais essayer.
La plupart des textes que je reçois se classent dans la catégorie "pas assez".
Ils manquent de maîtrise, de travail, de construction, d’ambition, d’engagement…
j’en passe et des pires. Le vôtre se classe dans la catégorie des "trop" qui comporte
bien moins de membres.
- Pour commencer, vos textes "souffrent" (si j’ose dire, et il me faut du culot pour ça !) d’une langue trop savante. On pourrait presque le leur pardonner, car vous avez su piocher dans tous les registres du vocabulaire, y compris dans l’argot, et ce mélange est diablement sympathique. Mais trop, c’est trop. Je ne crois pas être le dernier des amoureux de la langue. Il m’a pourtant fallu parfois ouvrir mon dictionnaire pour m’assurer du sens de certains termes. Qu’on s’en désole ou qu’on l’accepte (ou bien, disons, que vous soyez d’accord avec moi ou non…), j’ai bien peur que le lectorat contemporain ne soit pas amateur d’une telle richesse et que cette particularité de vos textes nuise fortement à leur potentiel commercial. Quant à vos tournures, elles sont parfois si sophistiquées qu’on les croirait piochées dans un ouvrage du dix-neuvième siècle. Je présume (peut-être à tort !) qu’il y a une recherche de style dans votre démarche. Or, l’école qui domine incontestablement la littérature actuelle est : "le style parfait est celui qui ne se remarque pas". Toute préoccupation stylistique qui ne vise pas à fluidifier la lecture et à la rendre aussi "confortable" qu’"agréable" va à l’encontre du succès public.
- Vos textes sont "trop" intelligents. Non pas qu’ils oublient d’explorer la part émotionnelle des histoires qu’ils racontent ; le personnage de Caroline qui anime votre première nouvelle est formidable d’humanité et touche inévitablement le lecteur. Mais cette part émotionnelle se noie dans un arsenal de réflexions - ou de pistes de réflexion - qui la place au second plan. Un second plan parfois situé bien loin de celui de la réflexion.
- Vos intrigues sont posées trop tard dans le flux du texte. Vous ne cherchez pas à "saisir le lecteur par les couilles" comme le disait avec poésie mon regretté confrère Vladimir Dimitrjevic. Il faut un peu d’acharnement pour rentrer dans vos histoires et en goûter l’intérêt. Le grand public ne semble pas souhaiter faire preuve de cet acharnement.
Voilà l’essentiel de mes arguments. Mais entendez-moi bien : je vous expose
mon point de vue. Je n’irai pas jusqu’à vous demander d’adapter votre façon d’écrire
aux préceptes qui se dégagent de ces remarques. Vous écrivez merveilleusement
et je ne me sens aucunement en position de vous faire la leçon. Je ne fais qu’énoncer
ce qui représente à mes yeux certaines des conditions pour qu’un texte devienne populaire.
Voulez-vous écrire un texte qui devienne populaire ? Dans l’affirmative,
estimez-vous que mes points de vue font preuve de bon sens et pourraient permettre
d’atteindre cet objectif ? C’est entièrement à vous qu’il revient d’en juger.
S’il s’avérait que vous opinez à ces deux propositions, mes conseils seraient
alors : faites simple, écrivez avec simplicité une histoire simple, inspirez-vous
des recettes simples qui fonctionnent par ailleurs et insufflez votre génie et
votre maîtrise extraordinaire dans ces systèmes éprouvés (celui
de Lester Dent, par exemple, mais il en existe bien d’autres). Le succès sera au rendez-vous.
Je résumerai ma vision des choses par les trois affirmations suivantes :
- Le grand public aime les bonnes histoires qui se lisent facilement.
- Une bonne histoire est une histoire qui émeut, avant de faire réfléchir. Elle doit jouer sur tout le registre de l’émotion : étonnement, joie, tristesse, curiosité, amusement… ou, pourquoi pas, dégoût et colère.
- La simplicité, la capacité de toucher le lecteur, de l’émouvoir, d’être proche de ses désirs et de ses aspirations ne sont pas moins respectables que l’érudition, l’originalité et la finesse d’esprit. Et elles sont bien plus à même d’offrir le succès.
Et comme j’ai évoqué à plusieurs reprises ce qui me semble correspondre aux attentes du "grand public", je ne voudrais pas que vous pensiez que j’oppose le lectorat d’aujourd’hui à celui des deniers siècles, ou le roman de gare aux œuvres dites "classiques" ou "littéraires". Il me semble, par exemple, que les œuvres de Maupassant, de Dostoïevski ou de Steinbeck comportent très exactement ce qu’il faut pour séduire le grand public. Et elles y parviennent, même aujourd’hui. J’espère que vous saurez m’entendre si je vous dis : votre maîtrise est au moins égale à celle de ces auteurs ; ce qu’il vous manque, c’est leur simplicité.
Je vous renouvelle mon admiration et vous souhaite un brillant succès, quel que soit le sens que vous donnez à ce terme.
Très cordialement.
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