Ce texte est extrait du site www.editions-humanis.com

Ni trop, ni trop peu...

Qu'il s'agisse du dévoilement d'une intrigue ou d'une simple description, la question du « trop ou trop peu ? » est essentielle.

Comme pour chacune des autres pages de ce site, le discours qui suit est discutable. Les propositions qui figurent ici peuvent se voir contredites par des exemples appartenant à la "grande" littérature. Il ne s’agit que de pistes de réflexion.

Ne nous racontons pas d’histoires…

Un livre (même un roman) ne raconte pas une histoire. Il n’en propose que les grandes lignes. La véritable histoire, celle qui porte du sens et de l’émotion, se construit dans l’esprit du lecteur. Le livre n’est là que pour exciter l’imagination.

Quand Guillaume Apollinaire nous raconte, dans Les onze mille verges

« C’était Toné, une jolie brune dont le corps tout blanc avait aux bons endroits, de jolis grains de beauté qui en rehaussaient la blancheur ; son visage était blanc également, et un grain de beauté sur la joue gauche rendait très piquante la mine de cette gracieuse fille. Sa poitrine était ornée de deux superbes tétons durs comme du marbre, cernés de bleu, surmontés de fraises rose tendre et dont celui de droite était joliment taché d’un grain de beauté placé là comme une mouche, une mouche assassine. »

… nous a-t-il décrit la donzelle dans le moindre détail ? Ses mots suffisent pourtant à ce que nous nous en fassions une représentation raisonnablement précise, grâce à la puissance de notre imagination. Toné a de jolis grains de beauté aux bons endroits. Hormis celui de la joue et du sein droit, Apollinaire préfère ne pas les situer.

« Évitez les descriptions trop précises de vos personnages. »

Elmore Leonard

Si l’auteur s’était contenté d’un « C’était Toné, une jolie brune. », il est probable que l’image que nous nous serions créée du personnage aurait été trop floue pour exciter notre imagination. Mais à l’inverse, s’il s’était lancé dans une description trop précise, il aurait pris le risque de nous proposer une Toné que nous ne connaissons pas et que nous aurions finalement été incapables de nous représenter autrement que comme une image figée, stricte, précise, certes, mais sans émotion. La part de notre imagination qui recrée Toné d’après les quelques mots d’Apollinaire se nourrit des souvenirs de demoiselles que nous portons en nous. Aura-t-elle les yeux bleus ? Ses seins seront-ils généreux ? Sera-t-elle corpulente ou mince comme une liane ? C’est à nous de choisir parmi la galerie de femmes nues que comportent nos souvenirs. Et chaque morceau de corps que nous extrayons de notre mémoire pour le plaquer sur celui de Toné, apporte avec lui son lot d’émotions. Toné sera d’autant plus convaincante qu’elle sera faite de quelque chose que nous connaissons, de quelque chose qui nous a émus et qui nous émeut encore, puisque nous le faisons revivre.

« Quand vous cherchez sans succès depuis un moment à décrire la pluie qui tombe, essayez : "il pleut. " »

Dany Laferrière

Le même genre de question se posera pour n’importe quelle description. 

Pour réussir ses descriptions, l’auteur doit d’abord accepter les limites autant que la puissance de son art. Il doit être conscient du rôle majeur que l’imagination du lecteur jouera dans la représentation de l’histoire. Mais comme nous allons le voir, la question du "trop, ou trop peu ?" ne s’applique pas seulement aux descriptions.

Nous ne sommes pas là pour juger

Voici un extrait d’un texte de Luc Venot :

« Et ils recommencèrent à rire. Les enfants veulent juste rire, c’est tout. C’est pour ça que ce sont des enfants. »

Je lui ai suggéré de supprimer la dernière phrase de ce passage. On pourrait aussi imaginer :

« Et ils recommencèrent à rire. N’est-ce pas tout ce qui importe aux enfants ? »

L’auteur doit absolument se garder d’émettre des opinions ou des jugements explicites qui empiètent sur la liberté de pensée du lecteur.

« Laissez le public raisonner par lui-même, il vous en sera reconnaissant. »

Billy Wilder

Comme je l’exprime déjà sur la page " Comment faire un bon livre ? ", il s’agit de faire un choix très clair entre roman et essai. Si vous souhaitez exprimer vos opinions, écrivez un essai ! (Et tâchez d’être rigoureux dans vos thèses.) Le roman n’est pas fait pour ça. Il est évident que vos convictions vont guider la construction et le sens de votre histoire et qu’elles vont sans doute finir par influencer le point de vue du lecteur. Mais vous devez absolument éviter de les exprimer directement. En dehors du fait que cela manque d’élégance, vous risquez :

« L’ineptie consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. »

Gustave Flaubert

L’écrivain de roman se doit de rester humble et de jouer la neutralité (dans la forme). Même s’il décrit le parcours d’un serial-killer qui découpe ses victimes en rondelles, il doit le faire sans parti-pris et sans juger quoi que ce soit. Il doit faire confiance au lecteur pour se forger son opinion. Le résultat n’en sera que plus efficace.

Que vos personnages aient des convictions et qu’ils les défendent dans leurs propos, pourquoi pas ? Mais n’en faites pas trop… Si vous parlez par leurs bouches, le lecteur s’en rendra rapidement compte.

Dans le roman, en matière de jugements et de discours, on ne risque jamais d’en faire "trop peu". Seulement "trop".

Dans les dialogues

« Millie le regarda, étonnée.
- Vous ne m’aimez donc pas ?
- Je n’ai jamais aimé les femmes superficielles, cracha John avec dégoût.
 »

« N’employez jamais d’autre verbe que "dire" pour vos dialogues. »

Elmore Leonard

Le propos de John ne se suffit-il pas à lui-même ? Est-il vraiment nécessaire de préciser qu’il « crache » sa phrase ? Après tout, le lecteur préférerait peut-être qu’il lui « susurre son propos d’un ton méprisant ». Pourquoi ne pas lui laisser le choix ?

À moins que le ton et l’attitude que vous décrivez ne soient absolument essentiels à la définition d’un personnage ou d’une relation, abstenez-vous autant que possible et faites confiance à l’imagination du lecteur. Il saura inventer, mieux que vous, l’attitude du personnage qui aura le plus de sens pour lui.

« Millie le regarda, étonnée.
- Vous ne m’aimez donc pas ?
- Je n’ai jamais aimé les femmes superficielles.
 »

L’abus d’adverbes et d’adjectifs

« On emploie trop de mots, parce qu’on est embarrassé pour exprimer son idée ; on rôde autour (…) On accumule autour d’elle des pensées similaires qui, destinées à la faire valoir, ne font au contraire que la délayer et l’affaiblir (…) Soyez là-dessus impartial et rigoureux, et biffez impitoyablement au moindre doute. Le morceau y gagnera toujours. »

Antoine Albalat

Un très grand nombre de textes consacrés à l’art de l’écriture critiquent l’usage abusif des adverbes et des adjectifs. Il s’agit sans doute d’éviter le "trop".

« John frappa violemment le mur de son poing fermé » est moins efficace qu’un simple  « John envoya son poing contre le mur » qui invite le lecteur à se construire son image.

Si vous tentez l’expérience consistant à supprimer la totalité des adverbes de l’un de vos textes, ne vous arrêtez pas là ! La phrase « John frappa le mur avec violence » ne comporte pas d’adverbe. Elle ne vaut pourtant pas beaucoup mieux que « John frappa violemment le mur » .

Il me semble que « John envoya son poing contre le mur » est préférable parce que cette forme est plus imagée, plus descriptive. Affirmer que John « frappe » le mur est déjà une interprétation, ou tout au moins une conséquence, de son geste. En évitant toute forme d’interprétation, à chaque niveau de votre écriture, en allant vers la description neutre, vous interpellez l’imagination du lecteur sans l’entraver d’aucune façon.

Émotions versus sensations

« Parler des émotions n’incitera pas un lecteur à les ressentir. Par exemple, la phrase : « Il est triste. » n’évoquera aucune tristesse. Le lecteur doit vivre la situation dans l’histoire, expérimenter ce que le personnage expérimente.. »

David Morrell

« Millie aimait John follement, avec passion. Elle l’aimait plus qu’elle n’aimait sa propre vie, plus encore que son frère ou ses enfants. Plus rien d’autre ne comptait pour elle que cet amour insensé. Plus rien que lui et lui seul, qui accaparait jusqu’au moindre de ses rêves. »

versus

« À chacun des regards que John lui lançait, les paumes de Millie se couvraient d’une moiteur qui se répandait jusqu’aux plus infimes parcelles de son intimité. Elle se voyait peu à peu glisser vers un gouffre sombre auquel elle ne souhaitait pas résister. »

Votre style personnel décidera du choix que vous ferez entre ces deux formes de narrations. Pour ma part, il me semble que la description des sensations est toujours plus efficace que celle des émotions, parce qu’elle est plus proche de la réalité brute. La description d’une sensation entraîne inévitablement la naissance d’une émotion chez le lecteur. D’une pierre deux coups ! Alors qu’une émotion livrée telle quelle ne sera pas forcément partagée. Elle est comme comme "pré-digérée" et ne comporte plus assez de fraîcheur et de substances nutritives pour aiguiser l’appétit de l’imaginaire.

Les descriptions d’émotions entraînent souvent des surcharges et des répétitions, parce qu’il est difficile de leur donner un impact puissant. Elles entraînent vers le "trop". La description d’une sensation, lorsqu’elle est bien choisie, permet d’aller vers une concision percutante, mais peut manquer de sens. En cas de doute, pourquoi ne pas associer les deux ?

« Elle aimait John d’un amour insensé. À chacun des regards qu’il lui lançait, les paumes de Millie se couvraient d’une moiteur qui se répandait jusqu’aux plus infimes parcelles de son intimité. »

Action versus conséquences et interprétations

« John envoya son poing contre le mur » décrit une action. On propose l’image du geste et le lecteur en imagine le résultat.

« John frappa violemment le mur de son poing fermé » expose la conséquence de l’action, une fois que le geste est achevé.

« Elle l’aimait plus qu’elle n’aimait sa propre vie. » peut être considéré comme une interprétation de ce que ressent Millie, alors que « À chacun des regards que John lui lançait, les paumes de Millie se couvraient d’une moiteur qui se répandait jusqu’aux plus infimes parcelles de son intimité. » est de l’ordre de l’action. Que Millie mouille sa culotte quand John la regarde est une chose. Qu’elle (ou le narrateur) en déduise qu’elle est amoureuse de John en est une autre. Et à dire vrai, l’expression « Millie mouilla sa culotte » est déjà le résultat de ce qui s’est passé. En décrivant la moiteur qui se répand depuis les paumes de Millie vers les «  plus infimes parcelles de son intimité » , la phrase citée en exemple nous raconte le début de l’action. À nous de l’interpréter et d’en tirer les conséquences.

Les scènes les plus percutantes se concentrent sur le début de l’action. Il n’est plus nécessaire d’en dire beaucoup : l’imaginaire du lecteur fait le reste du travail, bien mieux que l’écrivain.

Si l’on compare la littérature française antérieure au vingt-et-unième siècle et la littérature américaine des cent dernières années, on est frappé par la différence de perspective qui les distingue. La première décrit des émotions, des interprétations et des conséquences, alors que la seconde se contente de décrire des actions, sans même prendre la peine, bien souvent, de leur attribuer un sens. Libre au lecteur d’en faire ce qu’il veut.

Trop, ou trop peu d’action ? Trop, ou trop peu d’interprétation ? Voilà des questions essentielles à vous poser pour chacun de vos textes.

Le lecteur est un partenaire

La question du "trop ou trop peu" concerne directement celle du respect et de la confiance que l’auteur doit au lecteur. L’écriture idéale est simple, précise, élégante, humble et neutre dans sa forme (ce qui ne lui interdit pas d’être subversive dans son fond). Elle reconnaît la capacité imaginative du lecteur, la suscite et s’appuie sur elle. Et dans le même temps, elle reconnaît son intelligence, qu’elle nourrit et avec laquelle elle joue.

Accessoirement, dans le cadre du pacte qu’il propose à ses lecteurs, l’auteur doit s’interdire de :

 

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