Ce texte est extrait du site www.editions-humanis.com

Idées et fiction

La fiction joue un rôle essentiel pour l'humanité : elle nous met en garde contre les idées trop « parfaites ».

Essai et fiction : deux genres complémentaires

L’essai explique les choses à la tête, la fiction explique les choses au cœur. Les deux genres exposent des idées et des concepts, mais ils ne procèdent absolument pas de la même façon dans leurs approches.

L’essai démontre par un enchaînement d’idées qu’il amène jusqu’à son terme. La fiction propose un exemple, une mise en situation qu’elle invite le lecteur à juger. Elle doit se garder de conclure trop clairement : c’est au lecteur de le faire.

D’un certain point de vue, la fiction est l’antidote de l’essai. L’essai construit des édifices intellectuels, la fiction explore les limites de ces édifices. Elle démonte les rouages du raisonnement et explore ses nuances et ses erreurs, par le biais de l’expérimentation.

Pour faciliter la compréhension intellectuelle, l’essai détache l’idée de son contexte et l’examine en tant qu’objet isolé, comme une chose morte et sèche dont on dissèque l’anatomie. À l’inverse, la fiction examine l’idée et le concept in vivo, sans les détacher de leur milieu. L’essai observe les choses dans un tube à… essai, alors que la fiction manipule le réel en respectant sa fragilité. Elle le triture, le comprime ou l’étire, mais prend garde à ne pas le détruire, à ne pas le tuer. Elle doit absolument rester crédible, pour que l’exemple exposé présente un intérêt.

L’essai est une exposition où l’on met ses trouvailles en lumière. On les aura d’abord dépoussierrées et vernies, puis montées sur un socle pour les mettre en valeur. La fiction est une expédition à laquelle on invite le lecteur. On lui montrera les choses telles qu’elles se présentent dans leur milieu d’origine, avec la boue, le sang et les odeurs qui l’accompagnent.

« La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs, et ennuyer l’autre qui l’a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin. »

Stendhal

Dès lors qu’une idée est trop réfléchie, trop abstraite, trop détachée de la réalité, elle plombe le récit de fiction et lui fait perdre de son intérêt. Il faut attraper le lecteur de roman par le cœur, par le ventre, ou par les couilles, pas par la tête. Cela implique de placer le corps et la sensualité au centre de l’écriture. Cela oblige l’écrivain à s’immerger dans ses sensations et à adopter la plus grande prudence vis-à-vis de tout ce qui découle de ses réflexions.

À l’inverse, une fiction qui n’expose rien, qui ne met rien en évidence, qui ne « remue » pas le lecteur, qui ne bouscule pas ses idées… À quoi sert-elle ?

La fiction éclaire le réel

Ce sont les paradoxes de l’humanité, son inépuisable mystère, qui sont à la base de toute fiction prenante. Il faut fouiller ce mystère sans vouloir l’expliquer, sans chercher à le résoudre, mais plutôt le rendre palpable, lui donner un goût et une couleur, le donner à vivre au lecteur. Il faut éclairer ce que nous avons sous les yeux et que nous refusons de voir, le rendre si visible, si évident, qu’il devient impossible de le nier plus longtemps.

Si l’auteur de fiction doit démontrer quelque chose, c’est que la sensualité est plus puissante que l’abstraction, que la chair est plus forte que l’esprit, que la nature – humaine ou non – dépasse et surpasse la représentation que nous nous en faisons.

Nous nous imaginons que la fiction nous permet de nous évader, de fuir la réalité, alors que sa fonction va exactement à l’inverse. Quel que soit l’aspect fantasmagorique du récit, son rôle consiste à nous ramener au réel, à dénoncer les certitudes mensongères que fabriquent nos intelligences.

Le positionnement de l’écrivain

On peut s’aventurer à classer les motivations qui poussent un écrivain à prendre la plume en deux catégories principales :

  1. Le besoin d’explorer une idée,
  2. Le besoin d’exorciser quelque chose, une angoisse, un souvenir, une émotion quelconque. On parle alors de « pulsion irrépressible », ou de « besoin inexplicable », mais s’il est « inexplicable », c’est seulement par la logique pure, car le cœur de l’écrivain sait très bien où il veut en venir.

Si l’écrivain se trompe de genre pour traiter ce qui lui tient à cœur, son travail peinera à trouver un public. Cela ne veut pas dire qu’il devra absolument choisir l’essai s’il veut traiter une idée, ou la fiction s’il veut explorer ses émotions. Cela veut dire qu’il devra choisir l’essai si sa démarche tend naturellement à explorer les choses en les isolant de leurs contextes et, à l’inverse, qu’il devra s’orienter vers la fiction s’il fonctionne de façon heuristique.

Cela veut également dire que l’écrivain devra, une fois son choix effectué, s’imposer une discipline absolument stricte dans sa façon d’écrire. Le choix du genre débouche sur un contrat moral entre l’écrivain et son lecteur. Une fois ce contrat tacitement signé, l’écrivain ne pourra le trahir sans s’exposer à une sanction.

Le positionnement du lecteur de fiction

Chaque lecteur est unique et réagit d’une façon personnelle à un texte.

Nous allons toutefois supposer qu’il tente toujours de se « mettre en phase » avec l’auteur, afin de mieux le suivre dans sa création.

Si on adhère à cette vision des risques encourus, la stratégie à appliquer par l’auteur de fiction devient la suivante :

Dans la fiction, c’est le lecteur qui apporte les réponses. Il construit ses propres conclusions à partir des situations qu’on lui donne à observer. Si les situations n’offrent rien de novateur, on l’ennuie. Si elles sont trop extravagantes, on l’ennuie. Si elles ne le concernent pas, on l’ennuie.

On place le lecteur de fiction en position de témoin. Si l’on tente d’influencer son jugement autrement que par une exposition honnête (objective) des situations et des personnages, il s’en appercevra et se sentira floué.

Si l’on veut conclure à la place du lecteur de fiction, ou le guider d’une main trop ferme vers la conclusion de son choix, on le frustre ou on l’ennuie.

Les symptômes d’un mauvais choix

Pour l’essai : le manque de rigueur découle bien souvent d’une incapacité de l’écrivain à se détacher de ses émotions et de ses croyances. Lorsqu’une thèse est examinée, elle doit l’être sous toutes ses facettes (l’analyse doit être complète). Une affirmation ne doit être posée que lorsqu’elle peut être formellement démontrée. Les sources doivent être citées afin de pouvoir être vérifiées ou examinées en détail. Le vocabulaire doit être précis. Les idées doivent être soigneusement isolées les unes des autres afin d’éviter toute confusion. Les réalités constatées doivent être acceptées, même si elles viennent heurter la part émotionnelle de l’écrivain.

Pour la fiction : le manque de crédibilité découle généralement d’une vision trop étroite des situations ou des personnages, ou bien d’une volonté trop impatiente de « faire avancer l’histoire », c’est-à-dire l’idée que l’auteur cherche à démontrer. Les personnages se comportent de façon mécanique parce que l’auteur ne s’intéresse par à leur humanité, mais seulement aux rôles qu’ils jouent dans l’intrigue. Les décors ne sont pas réalistes parce que l’auteur ne fonctionne pas lui-même dans son imaginaire sensible, mais seulement dans son imaginaire logique. Le récit semble trop factuel parce que l’auteur s’intéresse à la signification logique des faits, au lieu de s’intéresser à leurs conséquences émotionnelles ou à leurs symboliques. Les descriptions reposent exclusivement sur une vision monochrome, alors que c’est l’invisible qui devrait d’abord intéresser l’auteur, les odeurs, le toucher, l’ouïe, mais aussi l’impalpable, tout ce que nous sentons sans savoir comment nous le sentons. La fiction doit éclairer et rendre visible ce que nous ne parvenons pas à voir en temps normal. Elle devient très vite lassante lorsqu’elle insiste sur ce que nous voyons parfaitement sans son aide.

« Pour être tenu en haleine, j’ai besoin de m’attacher aux personnages, et de ne pas savoir à l’avance ce qui va leur arriver. C’est ce que j’essaie de créer dans mes ouvrages. »

George R.R. Martin

Dans les deux cas, l’auteur doit faire preuve de la même rigueur et de la même honnêteté. Il doit entreprendre une recherche sincère de sa vérité intérieure et en proposer le parcours au lecteur.

Comment parvenir à explorer tous les aspects d’une problématique si l’on ne pose pas le doute comme ingrédient fondamental d’un travail de recherche ? Comment les personnages d’une fiction pourront-ils s’exprimer librement, si l’auteur est fermement convaincu, dès le départ, de savoir qui a raison et qui a tort ? Il doit au contraire s’en remettre à l’expérience de leurs parcours sans chercher à les contraindre. Ce faisant, l’auteur prend le risque de voir sa thèse finalement infirmée par ce que vivent ses personnages. C’est le prix de la sincérité.

Étude de cas

Cinquante nuances de Grey serait-il, contre toute apparence, un roman à thèse ? Le succès de ce livre repose-t-il sur les idées qu’il aborde ?

Voici une tentative pour les décoder :

Bien que Cinquante nuances de Grey puisse difficilement être présenté comme un roman à thèse, ce livre aborde des problématiques modernes et d’une portée très large. Il va à contre-courant des idées de notre époque (au point d’être franchement réactionnaire !) et joue donc parfaitement le rôle de contestation dévolu à la fiction.

Le tabou du sexe et l’aspect polémique des idées avec lesquelles il joue ne sont certainement pas étrangers à son succès phénoménal.

Par ailleurs, et comme pour la plupart des romances, son étude des relations amoureuses lui permet d’explorer la complexité et les paradoxes du rapport humain.

Conclusion

Quelle que soit la forme qu’il donne à ses écrits, l’auteur gagnera beaucoup à s’interroger sur ses croyances. Qu’il décide de démontrer une idée ou d’en explorer les limites, il cherche généralement, à consolider, ou a remettre en question, une croyance qu’il porte en lui. Une croyance souvent obscure, et qui menace de fausser son approche des problèmes abordés, de biaiser le propos, et de mettre le lecteur mal à l’aise.

Avant de prétendre concerner, convaincre ou bouleverser un lectorat quelconque, un écrit doit d’abord réaliser une tâche essentielle pour l’auteur : lui permettre de mieux identifier ses croyances et – dans l’idéal –, en éclairer l’origine.

Ce que l’auteur sait déjà lorsqu’il se lance dans sa démarche d’écriture, n’offre que peu d’intérêt. Le trésor réside dans ce qu’il ignore encore, et que son travail lui permettra de découvrir.

C’est lorsque cette démarche aboutit que l’écrit s’avère intéressant pour autrui. Cela s’applique autant au roman d’aventures qu’à l’essai le plus sérieux.

 

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